Le mois de décembre est la période des célébrations. Quelle est la place de la fête dans le monde du travail ? Y en a-t-il seulement une ? Quelles formes prend-elle ? Les pots de départ ou de retraite, ce sont les grands classiques. Quelquefois, on fête une promotion, une réussite à un concours… On peut aussi célébrer des anniversaires ou des événements tristes : une minute de silence au moment des attentats de Charlie ou du 13 novembre, du meurtre de Samuel Patty, plus récemment. Dans tous ces exemples, la célébration reste codifiée, encadrée, réservée à des contextes bien balisés par l’organisation. Nous sommes bien loin de la fête, que Freud définissait comme « un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit » (Totem et Tabou).
Peut-on concevoir une célébration festive dans le monde du travail ? Je fais le rêve que ce soit possible, et même souhaitable. Selon Freud, il y a trois aspects essentiels à toute fête. 1) Elle se situe toujours dans un espace-temps donné. C’est vrai aussi pour toute célébration qui est située dans un contexte précis et ne parle qu’aux membres d’une communauté qui en partagent le sens. C’est en cela que certaines célébrations reviennent, comme des rituels, tous les ans. La journée du pull de Noël, la cérémonie des vœux, le pot de fin d’année, etc. Au-delà des fêtes ritualisées, j’aimerai que l’acte de célébration s’intègre au quotidien, qu’il devienne une routine, un rouage dans la normalité du temps et de l’espace de travail. Je ne dis pas qu’il faut remplacer le champagne par le café du matin ! Juste qu’il devrait être normal de célébrer en toute occasion. Par exemple, au démarrage d’une réunion d’équipe, faire un tour de table où chacun décrit en quelques phrases sa plus belle réussite, ce dont il est le plus fier au cours de la semaine, du mois, de l’année écoulés. S’accorder le temps d’écouter ce que chacun exprime de ses propres réussites est une manière d’ouvrir un temps de célébration qui fait du bien. 2) Freud nous dit aussi que la fête est un acte collectif. Fêter tout seul ses réussites, rien de plus triste. En revanche, célébrer en public, c’est donner et recevoir de la reconnaissance, de l’approbation. Créer de la cohésion autour d’un sens, de valeurs partagées, cela renforce la confiance, la place de chacun dans le regard des autres qui acquiescent, approuvent, applaudissent. Lors d’une journée des personnels, on peut s’autoriser, par exemple, à « perdre du temps » juste pour célébrer… Cela évite de tomber dans le piège du trop-sérieux (« comment va-t-on meubler toute une journée ? », « que faut-il dire ? »…), à se contenter de délivrer de l’information descendante, de susciter l’ennui. J’invite à préserver quelques moments pour célébrer ensemble les réussites, ouvrir des espaces d’expression, de fantaisie, de jeu. Sans visée utilitaire ou contrôlante, avec ce côté gratuit qu’a la fête, on crée des moments informels riches, parce que basés sur le plaisir simple d’être ensemble. 3) Enfin, Freud nous dit que la fête est une transgression ou un excès permis. Il souligne son ambivalence, en ce qu’elle est à la fois négation de la loi (on fait quelque chose d’inhabituel, on prend sur le temps de travail pour s’amuser au lieu de travailler) et, en creux, réaffirmation de la loi (il faut s’y remettre !). C’est sûrement cet aspect que le monde du travail a le plus de mal à appréhender. En France, on a tendance à cloisonner : d’un côté les moments de loisir et de jeu, de l’autre ceux de travail où là, ça ne rigole pas ! Quand la fête surgit, elle apparaît comme un moment volé, une parenthèse que l’on s’autorise de manière un peu coupable. Alors, je fais un rêve : que les temps de célébration ne se limitent pas aux événements festifs. Qu’ils s’intègrent au flux normal du travail. Ainsi deviendront-ils des processus qui fluidifient les relations dans la joie sans calcul ou recherche d’un effet de performance immédiat. Ainsi se développeront, sans qu’on sache comment ni pourquoi les soft skills. Alors, que ce mois de fête soit l’occasion de rester attentif, tout au long de l’année, à ne jamais manquer une occasion de célébrer.